Absurdes et vides de sens : les « bullshit jobs »
Signé de la main de David Graeber, anthropologue à la London School of Economics, l’essai « On the Phenomenon of Bullshit Jobs: A Work Rant » a eu l’effet d’une bombe dans le monde du travail. Qualifiés d’absurdes, d’inutiles ou encore d’aliénants, les jobs à la con restent volontairement évasifs : aucun nom, ou presque, n’est mentionné. Le concept continue cependant de gagner du terrain, s’étendant jusqu’aux phénomènes de surqualification à l’embauche ou à la reconversion professionnelle.
Entraînant de fait une remise en question globale de la quête du sens dans le milieu professionnel, certains sondages ont permis de démontrer que jusqu’à 40 % des travailleurs estimaient que leur emploi n’avait pas de bonnes raisons d’exister.
Qu’est-ce qu’un « bullshit job » ?
En citant John Maynard Keynes, économiste mondialement reconnu, David Graeber estime que le phénomène des bullshit jobs prend sa source dans la bureaucratisation extrême de l’économie. Keynes prédisait, dans les années 1930, que l’avènement de la technologie allait permettre aux travailleurs de diviser leur temps de travail par deux.
Cependant, cela ne s’est jamais produit. Tout porte à croire, selon l’anthropologue, que le fait de ne travailler une quinzaine d’heures par semaine dérange. Graeber affirme que la robotisation du travail a créé une multitude de nouveaux emplois, tous plus inutiles les uns que les autres, entraînant une profonde nuisance morale dans la conscience collective.
David Graeber estime qu’un job à la con est un métier dont la société se passerait sans aucun problème. Sans donner de liste précise, l’anthropologue propose une grille de lecture afin d’apprécier ou non l’utilité d’un métier :
« Dites ce que vous voulez à propos des infirmières, éboueurs ou mécaniciens, mais s’ils venaient à disparaître dans un nuage de fumée, les conséquences seraient immédiates et catastrophiques. Un monde sans profs ou dockers serait également bien vite en difficulté, et même un monde sans auteur de science-fiction ou musicien de ska serait clairement un monde moins intéressant. En revanche, il n’est pas sûr que le monde souffrirait de la disparition des directeurs généraux d’entreprises, lobbyistes, chercheurs en relation presse, télémarketeurs, huissiers de justice ou consultants légaux. Beaucoup soupçonnent même que la vie s’améliorerait grandement. »
Une remise en question de la quête de sens au travail
Plus de cinq ans après la publication, le texte de Graeber continue de résonner sourdement dans les conversations. Cependant, l’évolution est notoire : on n’évoque plus les différents bullshit jobs, mais davantage le concept qui lui est rattaché avec, en figure de proue, la quête du sens au travail.
Progressivement, les bullshit jobs ont été perçus comme des maillons de la chaîne économique interchangeables et désuets. Les missions confiées sont effectuées sans grand intérêt, laissant place au mieux, à la lassitude de la part des employés le reste de la journée.
En témoignent spécifiquement les burn-out (surmenage) et bore-out (ennui) qui, depuis quelque temps, fleurissent dans de nombreux articles et études concernant la qualité de vie au travail. Avec le travail de David Graeber, le petit lexique des maladies au travail s’est agrandi avec les brown-out : la perte de sens au travail.
Outre l’effet étiquetage marketing que ces termes supposent parfois, il s’agit bel et bien de maladies sous-jacentes au monde du travail tel qu’il se conçoit actuellement.
Bien qu’il existait une forte pénibilité physique à l’époque des chaînes de montage des années Ford, les chaînes se sont parfois déplacées jusque dans les bureaux. La pénibilité physique a laissé place à la pénibilité psychique.
Bullshit jobs : le signal d’alerte pour les Millenials
Lorsque l’on sait que, en 2018, environ 8 Millenials sur 10 considèrent que réussir sa vie professionnelle est difficile, pas étonnant de remarquer que certains postes restent désespérément vacants.
Les millenials, pour la grande majorité, ne veulent pas sortir d’un bac +5, d’une école à trois lettres ou d’une formation professionnelle pour basculer dans le présentéisme. Ainsi, beaucoup de jeunes se tournent vers des métiers peut-être moins sécurisants financièrement, mais qui ont l’avantage de créer et de servir à quelque chose : des métiers manuels au freelancing.
Jusqu’à 14 % des reconversions s’effectuent dans les deux ans post diplôme.
L’étymologie du terme « travail » nous vient du latin « trepalium » signifiant « instrument de torture ». Or, il s’avère que le rapport au travail a évolué de telle sorte qu’il est impensable aujourd’hui de travailler jusqu’à en souffrir. C’est ce qu’espèrent fuir les millenials dans les entreprises : l’inutilité sociale et sociétale comme le sentiment de vacuité au travail.
Bien qu’à nuancer, le concept théorisé par David Graeber continue de faire couler beaucoup d’encre. Les jeunes générations seront plus enclines à remettre en question leur travail, leur poste, leur entreprise que les générations précédentes. De quoi faire réfléchir.
Le débat reste ouvert quant à savoir si oui ou non, notre poste est un job à la con ou si ce sont certaines tâches données qui le sont.
Et vous, que faites-vous dans la vie ?